Six reines et six raies

Des six assises, personne ne laissera bien longtemps son œil sur celle de gauche et elle le pressent. Certainement la moins humaine, entre sa queue de cheval et sa vache sur le dos. A mi-chemin entre Valcheu et Ma Vache a Grossi (donc une précoce envie de l'appeler Mémère). Sa tête aux trois-quarts inaccessible ne révèle que la possibilité d'une bouche plissée et une mâchoire légèrement trop rectangulaire. Peut-être
grince-t-elle des dents la nuit ? En tout cas je ne la vois pas desserrer les lèvres pour l'en délivrer d'un flot de paroles. Elle aimerait plutôt nager pour tempérer son énervement montant, se laisser couler dans l'eau et glisser dedans, comme la sirène qu'elle est sûrement. Mais non, elle bout.

Sa voisine en revanche est tout de suite moins effrayante. Déjà le bleu lui va bien, c'est sûrement sa couleur. Elle est un peu raide ceci dit : ses mains jointes au-dessus de son entrejambe et ses épaules trop droites la trahissent un peu. Un peu nerveuse, elle essaye de se rassurer en tendant son corps. C'est toujours agréable de se rappeler qu'on est là physiquement. Néanmoins, elle ne regarde nulle part, elle est plongée dans ses pensées égocentristes, tentant fébrilement de calmer l'agitation du stress qui la traverse. La femme de ménage, le rendez-vous à la banque, les impôts et bientôt les frais d'université des enfants... Mais elle se connaît, elle est courageuse, alors elle sait rester droite. Et elle le fait.

Tout le contraire de la rousse, aussi mal à l'aise que la précédente mais moins capable de le dissimuler. Elle est plus jeune, c'est pour ça. Et elle a faim, son estomac lui renvoi les échos de ses cris de famine. Coincée entre deux canons, de fortes probabilités suggèreraient l'appartenance à la catégorie "boulet". Mais non, grande, hydraulicienne, petite poitrine... Une poignée de mains plus tard on comprendra que même peu à l'aise, elle est délicieuse. Une rousse vous dis-je.

Celle tout à droite à l'air de se réveiller... Je ne vous conseillerais pas assez de vous méfier des apparences car en réalité, elle est lasse. Elle étire son dos, mais c'est sa nuit qui lui pèse. Les danses, les cris, Lui, Elle, Eux, leurs jeux. Son corps est rouillé, douloureux au regard et aux fêlures innombrables, comme une vieille usine. Mais elle sait que bientôt la délivrance sera là : ses paupières closes révèleront la nuit et sa pommette en sourit. Repos. Jusqu'à tout recommencer.

A côté, une poseuse. Les bras sciemment dépliés en arrière lui assurent une assise plus confortable et un recul suffisant pour pouvoir toiser les cinq autres. Sa prestance est affirmée, son commandement ne fait aucun doute. Jusqu'à sa coiffure qui semble inamovible et son léger sourire, témoin d'un aplomb séduisant. Bien bâtie, elle affiche sa classe : elle ne se contente pas de faire le mur, elle l'est. Une architecture contemporaine du succès qui se montre et se sait.

La tête de guingois et les épaules relâchées, la dernière des six ressemble à un petit nuage noir. Mais si l’œil  du spectateur pourrait soupçonner une personnalité mystérieuse et aguicheuse, dessinée par un demi-sourire sur son visage, non, cet œil là se tromperait. Elle dort la demoiselle. Elle ne sait plus pourquoi elle est là, mais elle s'ennuie. Cela prend trop de temps, et faudrait-il discuter ? On ne lui a rien dit. Alors elle a choisi de dormir, pour ne pas agir, pour ne pas gêner. Elle n'en est que plus attirante.




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