Dis cette pointe roi

Même aux environs de trois heures du matin, la gare routière de Lisboa Oriente reste illuminée. Les arches pensées par Santiago Calatrava ont une allure extra-terrestre et la lumière qu'elles projettent sur le bitume donne à la gare l'aspect d'une enclave fortifiée au sein d'un océan d'obscurité. Parmi les dizaines de voies vides qui strient la gare, seules une poignée compte des présences humaines, soit couchées sur un banc pour y attendre le jour, soit voyageurs munis de sacs de randos dont on ne saurait dire s'ils sont partants ou arrivants. Un petit gourgandin fortement alcoolisé s'essaye à séduire deux voyageuses hollandaises récalcitrantes et près de la station-service ouverte jouxtant la fin des voies deux ouvriers prennent un café en discutant, adossés sur un muret.

Un taxi lisboète fend les allées à une vitesse peu réglementaire, insensible à la faune présente. Arrivé à quelques dizaines de mètres des docks, la voiture se range sur le bas côté à intersection d'une ruelle pavée et laisse sortir son passager. Ni grand, ni petit, l'homme trapu peine à sortir du véhicule et trébuche d'abord dans le caniveau, maculant son pantalon de velours d'un liquide malpropre. Se rattrapant à la portière, il porte la main à son visage d'où émerge une moustache drue. Il expire, se redresse et claque la porte. Le taxi démarre en trombe tandis qu'il fouille ses poches à la recherche de sa boite d'allumettes. Ses yeux d'un marron cristallin épient les alentours. Il coince une cigarette dans sa bouche et en l'allumant se dirige vers la ruelle d'un pas résolu mais boitillant.

Au bout de quelques mètres émergent de l'obscurité des containers à poubelles envahis par les mouches. Ne prenant pas garde aux hôtes des lieux, l'homme ouvre un container d'un coup sec et grimpe dans la benne puis il entreprend, méticuleusement empressé, de vider le contenu de chaque sac hors de la benne. Ses mains de thanatopracteur sont précises et agiles. D'une poubelle, il finit par extirper une pastèque à moitié éventrée qu'il commence à évider à mains nues. Une fois trouvée, il contemple un moment la lourde clé dans ses mains et, jetant des regards furtifs alentours, s'extraie de la benne et continue son cheminement claudiquant en direction des docks.

La nuit a revêtu sa salopette d'obscurité et hormis les odeurs de harengs, de dorades et d'autres poissons, seuls les pas de l'homme tapant contre les pavés se font entendre à l'approche des containers. Celui-ci accélère pourtant subitement sa foulée boiteuse et se retourne maintenant régulièrement. On ne sait si il est un pirate ou un clodo poursuivi, mais il est clair qu'il est chassé. Au lointain, des ronflements de moteurs semblent éclore progressivement. L'homme passe de containers en containers, s'arrêtant sur certains pour regarder leur numéros de série. Des pas se font entendre alors qu'il se plaque dans le renfoncement d'une caisse, souffle court, scrotum et bistouquette rétrécis. Les ombres s'éloignent et il peut reprendre son cheminement, attentif à tout bruit disruptif qui lui parviendrait. Autour de lui des allures militaires se découpent dans l'obscurité et lorsque qu'un "Kalimera" se fait entendre, il se force à penser aux dernières fricadelles qu'il a mangé voici déjà plusieurs mois pour ne pas paniquer et continuer à avancer.

Enfin parmi les containers, il trouve celui qu'il cherchait. A l'affût du moindre mouvement autour de lui, il insère la lourde clé dans un mécanisme d'ouverture rouillé semblant appartenir aux temps jadis et avec force, il parvient à déverrouiller la porte qui gémit d'un CRACK terrifiant. L'effort qu'il lui est nécessaire pour l'ouvrir n'en est pas moins bruyant et les bruits de bottes se rapprochant lui indiquent qu'il a été repéré. Il s'engouffre à l'intérieur du container et tente de le refermer. Un canon de mitraillette ainsi qu'une main s'insèrent brutalement dans l’entrebâillement. Il saisit le canon et hurle tandis que l'arme décharge son plomb. D'un coup d’œil, il repère une statuette représentant une déesse de la fécondité et s'en sert pour casser la main s'étant glissée dans l'ouverture. L'arme se retire au même moment et il peut enfin barrer le container. Sa main droite fume et une odeur de chair grillée en émane, une balle a ricoché sur sa jambe boiteuse, laissant s'échapper un filet de sang de son pantalon. Peu attentif à ses blessures il se jette sur les cartons alentours à la recherche d'une chose bien précise.

Plus tard, lorsque les soldats grecs entreront, ils constateront que le container est vide de toute présence humaine. Ils chercheront alentours une issue possible qu'aurait pu prendre l'homme. Mais rien n'y fera car il ne regarderont jamais au bon endroit, pires qu'un hypocondriaque perdu dans une pharmacie. En effet parmi les boites éventrées et les objets étalés à terre, une boule aurait pu attirer leur attention, s'ils avaient eu quelque finesse dans leurs inspections. Cette boule représente une île sous la neige et sur le sol blanc-brillant de celle-ci, des traces de pas minuscules indiquent le chemin que l'homme a pris. Dans l'unique maison en pierre au milieu de cette île s'échappe encore par la cheminée la fumée d'un repas qui a depuis longtemps été consommé.

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