Il était une seule fois un royaume étendu et magique, un royaume dans lequel les contrastes avaient été poussés à leur maximum.
Dans ce royaume bigarré se trouve une forêt impressionnante et sombre, feuillue et sauvage. Bon, pour l'instant dans cette forêt rien ne s'y passe de vraiment intéressant : les branches des arbres font bruisser leur verdure et la faune s'y pourchasse avec violente innocence, insouciante à la vie humaine. Quelques fleurs y ont bien été cueillies naguère et ci et là se distinguent des sillons de roues, mais les traces d'hommes sont infimes. Cette forêt luxuriante paraît abandonnée.
Elle est cependant sur le point d'être traversée par une expédition contenant, dans l'ordre :
- deux cavaliers prenant la tête et montés sur des chevaux de guerre grisonnant d'acier ;
- six cavaliers de rang moindre ;
- un carrosse traîné par deux chevaux ;
- dix hommes à pieds ;
- dont les deux derniers ont bien du mal à faire avancer deux mulets chargés de coffres et d'étoffes pliées.
L'équipée se dirige pour le moment sur une route d'où, en contrebas, on peut apercevoir la forêt susnommée. L'herbe se dandine et les nasaux équestres ruminent tandis que dans la forêt cela ne s'agite toujours pas. Cela attend.
Passée l'orée et pénétrée l'entrée, la troupe chemine plus irasciblement sous l'ombre des arbres. L'immensité des troncs et les coins qu'ils laissent sombres aiguisent les regards. Dans le carrosse, la Belle - princesse - contemple sont beau prince. Ils s'aiment. C'est évident. D'ailleurs lorsqu'au dehors des cris rugissent et des hennissements retentissent c'est dans ses bras qu'elle se réfugie. Mais le beau est ce qu'il est : prince. D'une doucereuse rebuffade il la remet sur son séant , dégaine, ouvre la porte et s'en va infliger des affres dans la bataille.
Peu à peu, comme une chanson s'achevant, les cliquetis cessent et ne subsistent que quelques râles étouffés provenant de malchanceux qui se disent bien qu'ils auraient préféré périr d'une traite. La Belle risque lentement un entrebâillement de porte et ne voyant point d'individus hostiles, elle s'extraie du véhicule. L'herbe sanguinolente colle à ses pieds tandis qu'elle progresse à pas feutrés parmi les corps. Elle cherche évidemment le beau et finit par apercevoir ses godillots dans le sol. Hélas ! Celui-ci n'est plus et sa tête ôtée servira visiblement de trophée autre part. Dégoûtée, désenchantée, la princesse s'ivre de colère et injurie ces brigands qui finiront au bûcher pour lui avoir enlevé son bien-aimé. Elle hurle, elle tape du pied, elle pleure et crie aux quatre-vents tant et si bien qu'à un tournant des canailles réaparaissent.
Sotte ! Idiote ! Et voilà qu'une dizaine de goguenards émaillés et sales se mettent à la prendre en chasse à travers la forêt. Son Cœur bondit, veux-tu vivre ahurie ? Triple stupidité ! Et elle fauche la bruyère, égorge des branches et des cailloux lui écorchent les pieds. Derrière, les haleines sales se rapprochent en éructant de plus en plus fort leurs mauvaises intentions.
Et puis la chute, brute. L'épaule heurtant une souche avec un bruit mat et un goût de sang commençant à se répandre à travers son palais échauffé. Elle n'a pas le temps de s'en relever que, d'une main sur le visage et l'autre sur les reins, le premier arrivé l'assaille à califourchon. Alors le Cœur agonisant de la Belle n'en peux plus. Lui qui était choyé et désiré passe d'en vie à très peu. Il accélère son débit, s'affole, jaillit du bord des lèvres et finit par s'extraire.
De dégoût, l'assaillant recule à quatre pattes mais il est bien tard. L'organe rempli de colère entreprend de le dévorer par peaux, tissus, muscles et sang tous entiers.
Plus tard, le Cœur est un peu repus, la dizaine y est passée et ses ventricules ont gonflé de leurs corps. La Belle se lève alors, grise et vidée et contemple son Cœur gavé de ces hommes mais toujours affamé. Elle sent son vide derrière son sein, elle le touche et alors que ses doigts parcourent sa peau à travers son tissu arraché, elle sait. Elle sent son Cœur arraché et même à ses côtés, même si près, elle ne pourra l'aimer, elle ne pourra aimer.
Le Cœur avide et protecteur auprès d'elle, la Belle s'enfonce dans la forêt qui désormais sera son antre, que désormais elle va hanter.
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